Courbet manebit


« Courbet, c’est mieux que tout. »
Édouard Manet


En 1979, l’historien de l’art américain Theodore Reff faisait le constat suivant :

« Curieusement, on ne connaît aujourd’hui que peu de choses des relations personnelles et artistiques entre Courbet et Manet. »

Ce constat est toujours valable aujourd’hui.

Dans son communiqué intitulé Courbet and Manet1, Reff résumait à grands traits ce qui était connu de ces relations entre les deux peintres, explorait quelques nouvelles voies et suggérait plusieurs pistes d’étude pour en approfondir la connaissance. Cet état des lieux, établi il n’y a pas loin de trente ans, ne semble pas avoir depuis suscité de nouvelles recherches. Or, si l’initiative de Reff était méritoire, puisqu’elle s’inscrivait dans un domaine « curieusement » laissé à l’abandon, elle ne se donnait nullement pour ambition d’épuiser son sujet. Elle semble pourtant avoir satisfait les chercheurs, peu pressés de lui emboîter le pas, comme si l’historien de l’art avait fait le tour de la question.

Le peu d’intérêt souligné par Reff est encore plus évident en France. Le texte de l’auteur américain fut d’abord une communication orale, faite en Allemagne et publiée, en anglais, dans ce pays. Elle fut ensuite reprise sous forme d’article dans la revue américaine Arts Magazine2. Il n’y a à ma connaissance aucune traduction française de ce texte qui, de plus, reste difficilement trouvable dans les bibliothèques françaises. Est-ce la raison pour laquelle les pistes ouvertes par l’historien de l’art américain restent méconnus ? Ou alors cette absence d’intérêt tient-elle aux préjugés qui pèsent sur le sujet ?

Une des raisons pour lesquelles les rapports de Manet et Courbet ne suscitent guère d’intérêt c’est en effet qu’on pense avoir tout dit sur la question en ressassant quelques mots de l’un ou l’autre peintre. Ainsi, Eric Darragon, dans sa biographie de Manet qui fait autorité, élude rapidement le problème d’éventuelles influences artistiques entre les deux peintres en citant les propos de Manet concernant son aîné, rapportés par Antonin Proust :

« Ce n’est pas encore ça. C’est trop noir. »

Le problème est que cette citation, abondamment utilisée telle quelle, est tronquée. Manet dit :

« Oui, c'est très bien, l'Enterrement [à Ornans]. On ne saurait dire assez que c'est très bien parce que c’est mieux que tout. Mais, entre nous, ce n'est pas encore ça. C'est trop noir. »

N’est-ce pas avant tout un éloge qu’il faut entendre quand Manet affirme que Courbet, « c’est mieux que tout » ? La suite de la phrase, « ce n’est pas encore ça. C’est trop noir », venant simplement souligner que Manet entend, lui, aller plus loin.

Plus généralement, de nombreux historiens de l’art aujourd’hui, insistant sur la « modernité » de Manet, semblent vouloir à tout prix le faire sortir de rien, comme si pour être moderne il fallait s’interdire de regarder en arrière.

Manet ne fut pas le seul dans ce cas. Cézanne, « père de la modernité » (sic), a fait les frais d’une même croyance au progrès, et ce de son vivant même. Ce qui suscita cette réaction de Pissarro : « Ils [les critiques] ne se doutent pas que Cézanne a subi des influences comme nous tous et que cela en somme ne retire rien de ses qualités ; ils ne savent pas que Cézanne a subi d’abord l’influence de Delacroix, Courbet, Manet et même Legros, comme nous tous ; il a subi mon influence et moi la sienne. Tu te rappelles les sorties de Zola et Béliard à ce propos ; ils croyaient qu’on inventait la peinture de toute pièce et que l’on était original quand on ne ressemblait à personnes. […] Sont-ils assez niais !… »

Faut-il être niais pour imaginer qu’un jeune peintre dans les années 1860 puisse se passer de la leçon des plus grands peintres de la génération précédente. Et donc se passer de Courbet, puisque Courbet, « c’est mieux que tout ».

Manet fut évidemment très sensible à l’art de ses plus grands prédécesseurs. C’est bien ce que s’attache à rappeler Théodore Duret, qui fut l’ami et le biographe de Manet, lorsqu’il écrit :

« [Manet] n'avait jamais connu la révolte contre les règles et les maîtres, personne n'admirait plus que lui Ingres, Delacroix, Courbet. »

Il est donc bien question d’admiration, et non comme on le présuppose trop souvent d’un quelconque dénigrement. Et c’est cette admiration qu’il convient ici, à la suite de Theodore Reff, d’analyser. Elle se fait d’abord sentir par l’influence que put avoir Courbet et son œuvre sur Manet.


L’art de la guerre


L’exemple de Courbet fut essentiel pour Manet. Artistiquement, certes, mais également stratégiquement. Car exposer l’œuvre qui est la sienne en ce milieu du xixe siècle, époque marquée par un académisme et un contrôle rigoureux en matière d’art, n’est pas chose aisée. Il s’agit d’abord de trouver le moyen de montrer son œuvre et, éventuellement, d’entrer dans ce que Cézanne, résumant la situation en une seule expression, appelait « le salon de Bouguereau ». A ce titre, Manet saura tirer profit de l’expérience de son aîné.

En 1859, Manet soumet son premier tableau au jury du Salon : Le buveur d’absinthe. Le tableau est refusé.
Le peintre déclare alors :

« On ne comprend pas. On comprendra peut être mieux si je fais un type espagnol. »

Suivant cette idée, il exécute Le guitarrero, qui est accepté au Salon de 1861, et vaut à Manet une « mention honorable ». Manet, peignant son Guitarrero, espérait sans doute profiter de l’attrait pour l’Espagne et les sujets hispanisant. Mais il suivait également les pas de son aîné : Courbet, dix-sept ans auparavant, faisait son entrée au Salon grâce à un Guitarrero.

En 1855, Gustave Courbet décidait de contourner le jury du Salon en exposant lui-même ses toiles dans un pavillon construit à cet effet. Il devait renouveler l’expérience en 1867. Cette même année, deux ans après le scandale de L’Olympia et un an après le rejet du Salon de ses envois, Manet prenait la même initiative. Suivant l’exemple de Courbet, et toujours pour faire face à l’hostilité du jury (de la critique, du public), il décidait de ne pas exposer au Salon, mais de montrer ses œuvres directement au public en faisant construire, pour cela, son propre pavillon d’exposition.

Manet chef de fil de ceux que l’on appelait alors « les Intransigeants » se trouvait, au milieu des années 1860, dans une situation très similaire à celle où, au milieu de la décennie précédente, se trouvait Courbet, chef de fil des « réalistes ». Même hostilité générale, même déchaînement de haine et d’injures, même refus de voir une œuvre, même censure.

Aussi n’est-il pas étonnant de voir Manet s’inspirer des moyens mis en place, avec succès, par son aîné pour faire face à cette hostilité et briser les barrières de l’art officiel.

Dès lors, il faut se demander comment Manet a pu connaître, au point de se l’approprier, l’exemple de Courbet en matière de stratégie de communication XXXX. Et plus généralement quelles purent avoir été les relations directes qui unirent les deux peintres.
La vie sociale de Courbet était assez bruyamment mise en avant par l’artiste lui-même pour que Manet ait pu, dès ses premières tentatives pour exposer, en connaître les grandes lignes. Mais l’auteur du Déjeuner sur l’herbe ne pouvait-il pas connaître celui de L’enterrement personnellement, ou du moins fréquenter les mêmes personnes que lui, qui auraient pu l’informer sur le peintre d’Ornans ?

On tient généralement pour acquis que Courbet et Manet ne se sont pas rencontrés. Qu’ils se soient fréquentés semble inconcevable aux historiens qui répètent que les deux peintres n’étaient pas du même milieu social. Le fils d’un agriculteur du Doubs pouvait-il fréquenter celui d’un magistrat parisien ? Le grand bourgeois Manet eut-il pu partager la table du petit propriétaire Courbet ? Mais ces a priori de classes sont ceux des commentateurs. Il n’est pas sûr qu’ils soient partagés par les deux peintres.

Pas du même milieu, Courbet et Manet ? Mais si : celui des artistes.

Theodore Reff rappelle avec raison que, si rien ne prouve que Manet et Courbet se soient rencontrés, les occasions ne manquèrent pas. Et notamment au travers de nombreux amis communs.

On peut, parmi ces amis partagés, citer les peintres Diaz, Daubigny et Monet, les écrivains Champfleury et Baudelaire. D’autres noms méritent d’être soulignés, parce qu’ils semblent oubliés voire inconnus des biographes et historiens mais témoignent pourtant d’autres ramifications dans ces liens sociaux ou amicaux qui purent rapprocher les deux peintres.

Il y a déjà Henry Murger, l’auteur des Scènes de la vie de bohème, qui fut le compagnon de Courbet, et de Baudelaire, durant les années de bohème. C’est Murger qui mettra Manet en garde contre la « froideur » de Delacroix lorsque le jeune peintre décidera d’aller demander la permission de copier La barque de Dante. Donc au plus tard en 1859, date de la copie, sans doute lors d’un séjour de Manet à Marlotte, où s’était retiré Murger, et où se retrouvaient de nombreux peintres.

Le photographe Etienne Carjat faisait également partie de la bohème que fréquentèrent Courbet, Baudelaire et Murger. Carjat réalisa plusieurs portraits de Courbet. Le premier date de 1862 et, en 1870, il lui demande encore de venir poser : « Apporte ta tête pour mon objectif. Fais un effort. Il me reste une bouteille de vieux Pommard premier choix. » Les deux hommes se côtoient durant le siège de Paris et depuis son exil en Suisse, Courbet évoque régulièrement « l’ami Carjat ».
Manet connaissait également Carjat. Il existe un portrait photographique du peintre et un autre de sa mère, par Carjat, qui doivent dater du début des années 1860.
Le photographe semble avoir été assez proche de Manet puisque, en 1863, c’est à lui que Baudelaire fait part de son étonnement lorsqu’il apprend que le peintre part pour la Hollande où il doit se marier.
En 1862, la revue dirigée par Carjat, Le Boulevard, accueille un article de Baudelaire, « Peintres et aquafortistes ». Le poète y fait l’éloge de « deux artistes, jeunes encore, [qui se sont] manifestés avec une vigueur peu commune » : Legros et Manet. En ouverture de son article, Baudelaire suggère que ces deux artistes suivent une voie ouverte par Courbet : « Il faut rendre à Courbet cette justice, qu’il n’a pas peu contribué à rétablir le goût de la simplicité et de la franchise, et l’amour désintéressé, absolu, de la peinture. »


Une autre relation put faire le lien entre Manet et Courbet : Henri d’Ideville. Ideville était un ami de collège de Manet. Devenu diplomate, il s’intéressa à la peinture de Courbet et rencontra le peintre à plusieurs reprises jusqu’en 1866. En 1876, Ideville écrivait un article sur le maître d’Ornans, article semble-t-il apprécié par Courbet. Deux ans plus tard, il publiait Gustave Courbet : notes et documents sur sa vie et son œuvre.

Ideville demanda à son « vieux camarade de collège » d’illustrer son ouvrage : le livre s’ouvre sur un dessin de Manet représentant Courbet à la pipe, d’après une photographie de Carjat.

Dans ce livre, Ideville note ce qu’il en est de l’héritage de Courbet pour la jeune génération, et n’oublie pas Manet :

« Courbet est resté en deça du mouvement provoqué par M. Manet, mais comme il a préparé les voies ! Il a été le précurseur de l’école naturaliste, et la postérité verra en lui son apôtre ou son tribun le plus éloquent, le mieux inspiré. »

Enfin, il faut noter que Courbet et Manet prirent part à l’initiative visant à réformer le mode de sélection des œuvres exposées au Salon. Lancée en 1870 par le peintre Jules de la Rochenoire, celle-ci visait à établir une nouvelle liste de jurés pour cette sélection, qui devait être soumise au vote des artistes électeurs en concurrence avec la liste officielle. Sur la liste de Rochenoire, soutenue énergiquement par Manet, figurait, entre autres, Courbet.

Du dialogue considéré comme un des beaux-arts


Rien donc, si l’on s’en tient à la rigueur scientifique de la preuve matérielle, ne vient confirmer l’hypothèse d’une rencontre, voire d’une relation suivie, entre Courbet et Manet. Les possibilités de tels liens furent pourtant là, et plus nombreuses que la littérature en vigueur sur le sujet veut bien le faire croire.

Si malgré tout Manet et Courbet ne se côtoient pas, ils dialoguent abondamment. Toute la décennie 1860 semble en effet marquée par un échange fructueux, une joute amusée et une concurrence respectueuse entre les deux peintres.

Theodore Reff a noté les principaux éléments qui témoignent, chez Courbet et Manet, d’un goût commun, d’une influence réciproque ou d’un dialogue par toiles interposées. Il souligne avant tout l’intérêt commun pour « certains aspects de la vie moderne, vers lesquelles des considérations tant artistiques que sociales les attirent » : danseurs espagnols, figures populaires variées, chasseurs, pique-niqueurs, baigneuses…Ces sujets que l’on retrouve dans l’œuvre des deux peintres témoignent aussi d’influences partagées des maîtres anciens. Le peloton d’exécution dessiné par Courbet dans un carnet de dessin conservé au Louvre illustre l’intérêt porté par l’artiste aux bouleversements politiques autant qu’il témoigne de l’influence de l’œuvre de Goya (Tres de mayo) ; L’Exécution de Maximilien de Manet montre les mêmes centres d’intérêts et les mêmes influences. Les deux peintres partageaient également une admiration pour Vélasquez, Frans Hals ou les peintres vénitiens. On sait ce que doivent à Titien tant le Nu couché de Courbet que l’Olympia de Manet.

Parmi tous les points mis en lumière par Reff, trois nous semblent particulièrement parlants : l’influence de l’œuvre de Courbet sur le jeune Manet dont témoignent plusieurs reprises par ce dernier d’éléments figurant dans l’Atelier ; l’entreprise de déconstruction des canons de la peinture, et notamment de la perspective, à laquelle s’attachent les deux artistes ; enfin, le dialogue par toiles interposées qui s’installe entre les deux peintres dans les années 1860.

Courbet expose son Atelier au salon de 1855. Manet suit alors les cours du peintre Thomas Couture. Il exprime déjà son rejet de l’académisme – à ce sujet, ses démêlées avec Couture sont régulières – et se tourne vers d’autres peintres. On sait qu’à cette époque, Manet rendit visite à Delacroix. Il semble bien qu’il se soit également tourné vers Courbet. Plusieurs auteurs ont montré que la nature morte Guitare et chapeau (Avignon, 1862) et la gravure qui en découle et devait servir de frontispice à un recueil de ses eaux-fortes, reprend le motif visible au sol dans l’Atelier de Courbet (guitare, chapeau, dague et masque).

Par ailleurs, une des toiles les plus importantes du jeune Manet, Le vieux musicien (1862), peut notamment se lire comme un résumé des influences du peintre. Y sont « présents » Vélasquez, Goya, Watteau et Courbet. La composition semble effectivement dériver des Ivrognes de Vélasquez, à travers la gravure qu’en fit Goya ; le jeune garçon vêtu de blanc évoque, lui, le Gilles de Watteau ; quant à la figure de droite, coupée par le bord du tableau, elle semble empruntée à celle qui se trouve à l’extrême gauche de l’Atelier, de Courbet. Cette figure a été rapproché du personnage du Juif errant, figure de la marginalité à laquelle tant Manet que Courbet peuvent s’être identifiés. Manet va plus loin dans l’emprunt à Courbet, puisqu’il semble bien que la place de la figure centrale du vieux musicien reprenne celle que Courbet lui-même s’attribue dans son Atelier ; et on peut penser, comme l’a suggéré George Mauner3, que Manet s’identifie au violoniste du centre de la composition. Le musicien Manet4 revendique ainsi la place occupée par Courbet comme artiste bohémien et marginal (il est déjà à cette époque sujet des pires attaques de la critique et du public), convoquant à lui les plus grands peintres (Vélasquez, Watteau, mais aussi Courbet) dans une toile qui consonne avec le tableau-manifeste de son aîné.

Une autre toile de Courbet pourrait avoir joué un rôle déterminant pour Manet. Les demoiselles du village ont été exposées au Salon de 1852. Le tableau fut l’objet des critiques les plus acerbes. On reprochait notamment au peintre de n’avoir pas su respecter les lois de la perspective : le groupe de vaches est à la fois trop grand et trop éloigné des demoiselles. On a mis et on met encore cette entorse aux canons de la peinture sur le compte de l’incompétence du peintre.
Manet essuiera les mêmes critiques en exposant, en 1863, son Déjeuner sur l’herbe. La femme les pieds dans l’eau à l’arrière-plan semble démesurément grande par rapport à son éloignement du groupe de personnages au premier plan.
Reff a montré que ces deux toiles pourraient s’inspirer d’une même gravure, un Jugement de Pâris attribué à Jan Miel5. Surtout, il note avec justesse que, dans un cas comme dans l’autre, cette « erreur » d’échelle n’existe pas dans les toiles préparatoires, qu’elle est donc tout à fait volontaire. Dans ce cas, on ne peut manquer de croire que Manet a trouvé chez son aîné la légitimation de son propre travail de « mise à plat » de la peinture et de ses règles.

Courbet a-t-il lui-même relevé ce que son cadet lui devait ? Quoi qu’il en soit, peu de temps après les débuts de Manet au Salon, un « dialogue » va s’installer entre les deux peintres. Un dialogue qui va commencer par quelques piques.

On connaît la phrase de Courbet devant l’Olympia :

« C’est plat, ce n’est pas modelé ; on dirait une dame de pique d’un jeu de carte sortant de son bain. »

Ce à quoi, restant dans le domaine du jeu, Manet répliqua :

« Courbet nous embête à la fin avec ses modelés ; son idéal, à lui, c’est une bille de billard ! »

Comme l’a montré Theodore Reff, la discussion va se poursuivre en peinture. La Femme au perroquet de Courbet, de 1866, peut être vue comme une réplique à l’auteur de l’Olympia, une leçon de l’aîné au plus jeune sur ce à quoi devait ressembler un nu féminin réellement sensuel.

Et là encore, Manet accepta le débat, puisqu’on peut penser que sa propre Femme au perroquet, également de 1866, est, à son tour, une réponse à Courbet, l’érotisme affiché du second ayant cédé la place à la sensualité raffinée du premier.


Ceci n’est pas une pipe



Dans un sens, le public de l’époque ne s’y est pas trompé, qui assimilait volontiers les deux peintres, les liait par sa propre haine qu’il portait à l’un comme à l’autre. Car c’est là encore un point commun entre Courbet et Manet : d’être les deux artistes du xixe siècle les plus maltraités, les plus vilipendés par la critique et le public.

Cette expérience commune de la haine du public ne cessera jamais de leur vivant. Pour l’un comme pour l’autre, elle se prolonge au-delà des changements politiques (du Second Empire à la Troisième République), ce qui les poussera à faire le même constat sur les goûts artistiques du nouveau régime.

Courbet jugera ainsi que la République « n’est pas le gouvernement le plus favorable aux artistes… »

Et Manet : « C’est curieux comme les républicains sont réactionnaires quand ils parlent d’art. »

Courbet, effectivement, savait de quoi il parlait : les attaques déjà anciennes vont s’accentuer avec le temps. Surtout, elles ne vont plus tant viser l’oeuvre, mais l’homme.

Ainsi, en 1865, à propos des Baigneuses, une des toiles les plus décriées du peintre, Proudhon écrivait : « Oui voilà bien cette bourgeoisie charnue et cossue, déformée par la graisse et le luxe, en qui la mollesse et la masse étouffent l’idéal, et prédestinent à mourir de poltronnerie, quand ce n’est pas de gras fondu ; la voilà telle que se sottise et sa cuisine nous la forment. »6

Quelques années plus tard, de telles réactions puritaines ne s’attachent plus aux tableaux mais au peintre lui-même. Alexandre Dumas fils écrit :
« De quel accouplement fabuleux d’une limace et d’un paon, de quelle antithèse génésiaque, de quel suintement sébacé peut avoir été généré, par exemple, cette chose qu’on appelle M. Gustave Courbet ? Sous quelle cloche, à l’aide de quel fumier, par suite de quelle mixture de vin, de bière, de mucus corrosif et d’œdème flatulent a pu pousser cette courge sonore, cette incarnation du Moi imbécile et impuissant ? »7

Il n’y a guère de différence entre le texte de Proudhon et celui de Dumas. Dans un cas comme dans l’autre, c’est le « trop personnel » de Courbet dont parle Marcelin Pleynet8, la trop grande présence physique de l’auteur de L’origine du monde dans son œuvre qui est cause d’un tel ressentiment.

Mais il est intéressant de noter que désormais ce n’est plus sur l’œuvre mais sur l’homme que va se cristalliser ce ressentiment. A partir du milieu des années 1860 en effet, la critique s’acharne sur le corps de Courbet. Sa corpulence est l’objet de tous les sarcasmes ; la caricature en fait ses régals.
Deux attributs sont étroitement liés à cet aspect physique : la pipe et le bock de bière. Courbet est rarement représenté par les caricaturistes sans l’un et l’autre. A tel point qu’un tableau d’un certain Henri Bimar, conservé au musée Fabre de Montpellier et intitulé Souvenirs de Gustave Courbet, évoque le peintre par quelques objets déposés sur un coin de table : un verre de bière débordant, une pipe, une blague à tabac, des cartes à jouer, une bouteille… Avec au mur, une caricature de Gill représentant le peintre, avec bière et pipe. Au sujet de cette mise en scène, Sylvain Amic, du musée Fabre, note : « La bière et la pipe sont les attributs habituels du peintre dans les caricatures publiées après 1867 qui insistent sur l’image d’un Courbet sale, débraillé, roublard, peignant une truelle à la main. »

Courbet est évidemment l’homme à la pipe depuis qu’il s’est présenté comme tel dans un autoportrait, L’homme à la pipe, exposé au salon de 1850-1851.

Son second attribut, la bière, semble liée, elle, à l’idée de sa corpulence. A son état surtout : c’est la boisson de la bohème et des artistes. La bière véhicule donc toute l’horreur que le bourgeois du xixe siècle peut éprouver face aux artistes de la bohème.
Dans le cas de Courbet, on peut penser que l’utilisation d’une telle image par la critique et les caricaturistes n’est pas, aussi, sans arrière-pensées xénophobes. La bière est la boisson des Allemands. Or la germanophilie affichée de Courbet sera ouvertement dénoncée après la Commune. Elle explique en partie la présence répétée du bock de bière dans les caricatures représentant Courbet dès avant 1870.


Courbet déboulonné



En 1869, Courbet séjourne à Munich. Les toiles qu’il y expose lui valent d’être nommé Chevalier de première classe de l’ordre du mérite de Saint-Michel par le roi de Bavière. De retour, il écrit à La Rochenoire (4 mars 1870) : « J’arrive de deux pays où j’ai eu plein succès : la Belgique et la Bavière, là, les artistes sont indépendants. »

A la même date, le peintre se voit accordé la Légion d’honneur. Il refuse cette distinction et écrit au ministre des Beaux-Arts Maurice Richard (23 juin 1870) :
« Mon sentiment d’artiste ne s’oppose pas moins à ce que j’accepte une récompense qui m’est octroyée par la main de l’Etat. L’Etat est incompétent en matière d’art. Quand il entreprend de récompenser, il usurpe le goût public. Son intervention est toute moralisante, funeste à l’artiste qu’elle abuse sur sa propre valeur, funeste à l’art qu’elle enferme dans des convenances officielles et qu’elle condamne à la plus stérile médiocrité. »

La lettre fait alors grand bruit. La Grande encyclopédie (Berthelot), publiée à la fin du xixe et au début du xxe siècles, écrit encore : « A la fin de l’Empire, on commençait à lui rendre justice, et le gouvernement voulut le nommer chevalier de la Légion d’honneur. Mais Courbet, qui ne voulait pas quitter son attitude d’outrecuidance révolutionnaire, refusa par une lettre dont l’impertinence est restée fameuse. »

Décidément, Courbet refuse de s’assagir ; de plus, il dénigre les distinctions françaises en affichant celles venues d’Allemagne. Cette attitude lui coûtera cher.

Car après la Commune, ce n’est pas tant le déboulonnement de la colonne Vendôme lui-même que son refus de s’amender et sa germanophilie qui seront reprochés au peintre.

Ainsi Alfred Darcel laisse entendre, dans un article publié dans la Gazette des Beaux-Arts en février 1872, « Les musées, les arts et les artistes pendant la Commune », que Courbet travaille pour l’ennemi : « Cette décision sauvage [de déboulonner la colonne Vendôme], qui allait faire abattre sous l’œil de l’ennemi, et pour ainsi dire sous sa surveillance, l’un des trophées survivants de notre gloire, était due à l’initiative de M. G. Courbet. »

De son côté, Francis Wey, quelques années après la Commune, lie une soi-disant déchéance du peintre au développement des « idées allemandes » :
« Entouré de parasites sans valeur qui le grugeaient, qui l’accablaient de flatteries et l’irritaient contre les autres peintres, le poussant en même temps dans une politique amère et révoltée, Gustave devenait plus amer de jour en jour. Il travailla moins, commença à boire et devint, dès lors, avec de vilains tableaux, l’ancêtre des impressionnistes. C’est là, aussi, que dans la rue Hautefeuille, il s’accointa, au cabaret de la mère Andler où grouillaient des Prussiens politiquement féroces, et que le pauvre peintre, peu à peu devint imprégné des idées allemandes et anti-nationales qui douze ans après l’on conduit à préparer le déboulonnement de la colonne Vendôme. »9

Arrêté le 7 juin 1871 et poursuivi pour « attentat, excitation et levée de troupes, usurpation de fonctions et complicités de destruction de monuments », Courbet allait être condamné, en septembre, à six mois de prison et 500 francs d’amende (auxquels s’ajoutent 6850 francs de frais de justice).

Courbet est libéré en mars 1872. Mais le pouvoir ne le tiendra pas pour quitte pour autant. Le peintre subit l’acharnement de la justice qui finira par le condamner, en juin 1874, à payer l’intégralité des frais de la reconstruction de la colonne Vendôme. Mais les perquisitions n’attendent pas cette date : dès la fin mai 1871, des tableaux de Courbet son saisis chez Adèle Girard, où le peintre s’était réfugié, puis c’est le tour de l’atelier de Courbet, où des saisies ont également lieu. Surtout, à partir de juin 1873, alors que procès concernant la colonne est toujours en cours, des oppositions sont pratiqués, tant à Paris que dans le Doubs. Pourtant, Courbet n’est, in fine, pas responsable de la destruction de la colonne Vendôme. Rappelons quelques faits.

Courbet est à Paris quand la Commune est décrétée, en mars 1871. Dès avril, est créée la Fédération des artistes de Paris, dont Courbet est élu président. Mais le peintre entre au Conseil de la Commune que le 16 avril. Or, le décret ordonnant la démolition de la colonne a été voté le 12 avril, soit quatre jours avant l’entrée du peintre dans l’instance décisionnelle. La démolition du monument, le 16 mai, ne peut donc lui être imputée.

Courbet n’en sera pas moins considéré comme le principal responsable de cette démolition, et avant tout par la rumeur populaire, sur laquelle se basera largement l’accusation. Frédérique Desbiussons note ainsi :

« Ne retenant que le plus improbable des chefs d’accusation, le jugement du Conseil de guerre prend tout son sens dès que l’on remarque qu’il s’appuie sur les représentations satiriques [œuvres de caricaturistes comme de vaudevillistes] attribuant systématiquement au peintre la destruction du monument. »

En plus des attaques de la justice, Courbet doit subir celles des milieux artistiques.

Peu après sa libération, en mars 1872, Courbet expose une trentaine de ses œuvres à la galerie Durand-Ruel, rue Le Peletier. Il envisage également d’organiser une exposition permanente de ses œuvres à Paris, mais le préfet de police ne lui fournit pas l’autorisation nécessaire.


Cette première entrave faite au peintre ouvre les hostilités. Désormais, Courbet est persona non grata dans toutes les expositions officielles.
Le peintre envoie deux tableaux pour le Salon de 1872 : Pommes rouges sur une table de jardin et Femme nue vue de dos (ou La Dame de Munich, peinte dans cette ville en 1869). Ses deux envois sont refusés par le jury du Salon.

Ce refus est le résultat d’une cabale menée par le peintre pompier Meissonier. De fait celui-ci déclare alors : « Courbet doit être exclu des expositions. Il faut que désormais, il soit mort pour nous. »

L’hostilité de Meissonier pour Courbet n’avait pas attendu la chute de la colonne Vendôme. Ayant appris par les journaux que Courbet, ce « monstre de fierté », ce « fou », a été élu président de la Fédération des artistes et qu’à ce titre, il doit gérer les musées et superviser l’organisations des expositions, il marque, dans une lettre d’avril 1871, son refus d’être représenté par un artiste « ayant commis des œuvres qui mériteraient pour le moins son envoi devant la police correctionnelle pour outrage à la décence. »
Peu après, Meissonier laisse exploser sa haine. Il écrit : « Pouah ! et ils ne veulent pas mettre Rochefort à mort, pas plus qu’Erostratus Courbet. Si au moins ils lui infligeaient une torture de mon invention. L’enchaîner à la colonne avec obligation de copier (j’assurerai le rôle de juge de la copie) les affreux bas-reliefs [un mot illisible] qui l’ornent, en ayant toujours devant lui, mais hors de portée, des bocks de bière et des pipes. »10

Aussi délirante soit-elle, la réaction de Meissonier ne doit pas étonner plus que ça. La position du peintre semble faire alors la quasi-unanimité parmi les artistes et les représentants de l’Etat. Des membres du jury de 1872, seuls Robert Fleury et Eugène Fromentin tentent de faire accepter Courbet.

Qui plus est, le rejet de Courbet se confirme lorsque le comité chargé de la section d’art français à l’Exposition universelle de Vienne (qui doit avoir lieu en 1873) refuse la participation du peintre d’Ornans.

Fin 1872, la mise à mort souhaitée par Meissonier11 semble effective. Interdit d’exposition, Courbet sera bientôt définitivement banni du pays. Le nouveau gouvernement, décidément « peu favorable aux artistes » va s’acharner sur son sort et le contraindre à s’exiler en Suisse. En mai 1873, sous la présidence de Mac Mahon, l’Assemblée nationale adopte le projet de reconstruction de la colonne Vendôme (dont le coût est estimé à plus de 320 000 francs) et, en juin, le ministre des Finances ordonne la séquestration de tous les biens du peintre. Le 20 juillet, Courbet écrit : « Le moment du départ est arrivé ; les tribulations s’avancent, et vont finir par l’exil. Si le Tribunal, comme tout le fait croire, me condamne à 250.000 francs, c’est une manière d’en finir avec moi. » Quatre jours plus tard, Courbet part pour la Suisse, sans attendre le jugement qui le condamnera, en juin 1874, à payer l’intégralité de la reconstruction de la colonne Vendôme.


Hommage au maître



Peu de voix s’élèvent alors pour protester contre cet ostracisme.

Manet pourtant ne peut y être indifférent. D’abord parce qu’il partage avec Courbet le palmarès des peintres les plus injuriés et les plus injustement repoussés. Ensuite parce qu’il se trouve alors dans une situation voisine de celle de son aîné12.

Depuis l’exposition du Déjeuner sur l’herbe, en 1863, Manet est la proie des pires critiques et injures. Mais il semble que l’hostilité reprenne de la vigueur après la Commune. Ce regain de haine se concrétisera en 1876, avec le rejet du Salon des envois de Manet, L’Artiste (Portrait de Marcellin Desboutin) et Le Linge, alors que le peintre était accepté chaque année depuis 1868. Les circonstances de ce rejet prouve que l’hostilité couvait depuis longtemps.

En effet, s’il semble qu’une fois de plus Meissonier fut à l’origine de ce rejet, un article de l’époque laisse entendre qu’il fut le résultat d’un hostilité ancienne et collective :

« L’un des membres du jury s’est écrié, quand on a passé à l’examen des tableaux de Manet : “Il n’en faut plus. Nous avons donné dix ans à M. Manet pour s’amender ; il ne s’amende pas ; il s’enfonce au contraire ! Refusé !” – “Refusons-le ! Qu’il reste seul avec ses tableaux !” s’écrient les autres jurés. Seuls, deux peintres essayèrent de défendre le père du Bon Bock.” »

Confronté à la même haine et aux mêmes méthodes que son aîné, Manet n’a-t-il pas senti venir et en quelque sorte anticipée ce rejet en liant, dès 1873, son sort à celui de Courbet ?

Car en effet, que se passe-t-il cette année-là, en 1873, l’année qui suit « l’expulsion » de Courbet des Salons ?

En 1873, Manet présente Le Bon Bock au Salon.

Il s’agit du portrait d’un homme barbu, corpulent, manifestement bon vivant, heureux de vivre, royalement serein qui, assis de face, regarde le public comme insensible au regard du spectateur. Il fume la pipe et tient dans sa main un bock de bière. Il est comme imperméable au monde extérieur, tout entièrement tourné vers son bonheur. Bonheur qui, faut-il le rappeler, est né de la main d’un peintre. On pourrait dire que la peinture fait son bonheur.
L’homme du Bon Bock porte un habit noir, un bonnet de loutre noir et se détache sur un fond noir. Rappelons nous la phrase de Manet : « Courbet, c’est trop noir. »

Manet place son Bon bock sous les auspices d’un peintre qu’il admire : Frans Hals ; un peintre, donc, qui le rapproche de Courbet dans une admiration commune : Courbet n’a jamais caché son goût pour la peinture de Frans Hals et a notamment copié le fameux tableau du maître de Haarlem Malle Babbe : sorte de sorcière des tavernes tenant dans sa main un bock de bière…

Avec ce tableau, Manet connut un succès public sans précédent. Même les critiques les plus habituellement hostiles saluèrent Le Bon bock. Selon eux, Manet aurait adouci sa manière : « il a renoncé à l’effet violent et tapageur pour rechercher une harmonie plus agréable. » On peut partager ce jugement, ou non : on peut trouver tout aussi agréables les harmonies noires et roses que Baudelaire décèle dans Lola de Valence et Georges Bataille dans L’Olympia. D’autant plus que le succès du Bon bock semble devoir beaucoup au contexte politique. Paradoxalement, la bière qui, attachée à Courbet, témoignait autant de son statut (méprisable) d’artiste bohème que de la germanophilie (condamnable) du peintre, fut, dans le tableau de Manet, saluée comme un clin d’œil au frère des provinces perdues. Pour le public de 1873, le buveur du Bon bock est un Alsacien venu laver l’affront de la défaite…

Un graveur du nom d’Emile Bellot (parfois orthographié Belot) posa, au café Guerbois et à d’innombrables reprises (selon Tabarant), pour Le Bon bock. Et sans doute Manet ou ses proches firent-ils circuler cette information, car le tableau fut, malgré son titre qui pourrait l’apparenter à une scène de genre, immédiatement qualifié de portrait. C’est aujourd’hui encore ainsi que l’on présente cette œuvre.

Le musée d’Orsay possède un portrait photographique d’un certain « L. Bellot, graveur et dessinateur » par Etienne Carjat. Il s’agit manifestement de l’homme qui a posé pour Le Bon bock. Le ressemblance du haut du visage est notable. Mais sur la photographie, Bellot porte le bouc et n’a pas la barbe fournie du buveur de Manet. Surtout, il est manifestement bien plus mince que la figure du tableau. La critique de l’époque note d’ailleurs la ressemblance « pataude » avec le modèle. Théophile Silvestre écrit ainsi : « Le Bon Bock est, à beaucoup près, le meilleur des tableaux de M. Manet. C’est un portrait. Nous en avons maintes fois aperçu l’original en chapeau de paille. Ce portrait est ressemblant, mais d’une ressemblance pataude. L’original est un type de rondeur physique et morale, alourdi, abruti par M. Manet, qui lui a fait un large et affreux muscle de race batracienne sous le nez. » Manifestement, Manet, peignant Bellot le bock et la pipe à la main, ne pensait pas qu’à son modèle.

Et de fait : Manet, peignant un buveur de bière, ne pouvait pas ne pas penser à Courbet. L’image du peintre d’Ornans était étroitement liée à l’embonpoint, au verre de bière et à la pipe dans ce que l’on pourrait appeler l’imagerie populaire (en l’occurrence, la caricature, mais aussi la littérature sur Courbet). Et l’on sait que Manet (c’est un autre point commun avec Courbet) a beaucoup utilisé ce type d’images, les intégrant, comme citations, détournements dans sa peinture. Qu’il ait joué avec les symboles du peintre son aîné apparaît évident. Le Bon bock est aussi une représentation de Courbet13.

Car, que le tableau soit un « portrait » de Bellot ne doit pas nous empêcher d’y voir également autre chose.

Peu des tableaux de Manet ne se satisfont d’une lecture univoque. Larry L. Ligo a montré que Le Vieux musicien devait également se lire comme un portrait allégorique du peintre14. Et si un modèle nommé Janvier posa pour Jésus insulté par les soldats, on ne peut, selon moi, éviter d’y voir également un portrait de Manet lui-même15. L’Olympia n’est évidemment pas seulement un portrait de Victorine Meurent, mais aussi une scène de bordel, mais aussi un clin d’œil à Titien. Tout comme La Dame aux éventails ne se réduit pas à un portrait de Nina de Callias, mais représente une demi-mondaine sur son divan (une grue orne le mur du fond) et est présenté par le peintre – clin d’œil, cette fois, à Fragonard – comme une « figure de fantaisie ». Il en va de même du Bon bock qui est une scène de taverne, un portrait de Bellot et, aussi, si ce n’est avant tout, un hommage à Courbet.

Manet semble fondre l’image du peintre d’Ornans dans celle du graveur Bellot. Le personnage du tableau n’est d’ailleurs pas sans évoquer un autre portrait photographique de Courbet par Carjat présentant le peintre assis, obèse, barbu et chevelu, une pipe à la main.

Peu de temps après avoir exposé Le Bon bock, Manet peindra un bock de bière sur sa palette de couleurs, comme pour nous rappeler qu’il est bien question de peintre et de peinture…

Ainsi Manet offre-t-il à Courbet, banni, exilé en Suisse, sa dernière entrée au Salon. Grâce à lui, le peintre d’Ornans force une fois encore les portes de l’Académie à l’insu du public et malgré son hostilité. Dernier et magnifique hommage.
Mais ce n’est pas Courbet en personne qui s’expose ainsi. C’est la peinture qui le représente. Et c’est bien là le message de Manet, adressé à l’aîné qu’il admire autant qu’au public qui les méprise tous deux : vous avez beau gesticuler, nous injurier, nous chasser même. Qu’importe : la peinture restera !

On connaît le mot de Poulet-Malassis, l’éditeur, entre autres, de Baudelaire. Jouant sur le sens latin du mot « manet », il prévenait : « Manet et manebit » « Il reste et il restera ».

Avec son tableau, Manet ne fait pas autre chose : il clame haut et fort, démonstration à l’appui (puisque le tableau force les portes du Salon) : « Courbet manebit » « Courbet restera »



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1 Theodore Reff, « Courbet and Manet », in Malerei und Theorie : das Courbet Colloquium, 1979, Städtische Galerie im Städtelschen Kunstinstitut Frankfurt, 1980.
2 Arts Magazine, N°54, mars 1980, pp. 98-103.
3 George Mauner, Manet, Peintre-philosophe, University Park, 1975. Sur le Vieux musicien comme autoportrait allégorique, voir également Larry L. Ligo, « Manet Le Vieux musicien : an Artistic Manifesto Acknowledging the Influence of Baudelaire and Photography upon his Work », Gazette des Beaux-Arts, n° 1427, décembre 1987.
4 La même année, Manet peint Musique aux Tuileries. Il vit déjà avec Suzanne Leenhoff, qui est pianiste.
5 Dans cette gravure (vers 1660, Museo Villa d’Este, Tivoli), on retrouve à la fois le groupe de trois personnages assis et emprunté à Raphaël dont se sert Manet pour son Déjeuner, mais aussi les trois déesses du jugement, ainsi que deux vaches, dont semble s’être inspiré Courbet pour ses Demoiselles.
6 Pierre-Joseph Proudhon, Du principe de l’art et de sa destination sociale, Paris, 1865.
7 Alexandre Dumas, Une lettre sur les choses du jour, Paris, Michel Lévy, 1871, p. 16, cité par Bertrand Tillier, « Courbet, Commune, colonne : le peintre déboulonné par la caricature », in Courbet et la Commune, cat. d’exp., Paris musée d’Orsay, 13 mars – 11 juin 200, RMN, 2000.
8 Marcelin Pleynet, « Courbet public et privé », in Les modernes et la tradition, Gallimard, 1990.
9 Francis Wey, Mémoires, texte écrit entre 1872 et 1882, resté inédit jusqu’en 2008, cité par Frédérique Desbuissons, « Le Citoyen Courbet », in Courbet et la Commune, Exposition, Musée d’Orsay, 2000. A propos du texte de Wey, Desbuissons note avec justesse : « Il s’agit de l’une des premières attaques de l’art moderne en termes nationalistes et xénophobes tels que notre siècle [le xxe] les développera à l’envi. »
10 Cette lettre, issue des archives des descendants de Meissonier est citée, en anglais, par Constance Cain Hungerford, dans Ernest Meissonier, Master in His Genre. A ma connaissance, elle n’a jamais été éditée en français. J’ai donc dû retraduire le texte vers le français… Hungerford date la lettre du 21 mai 1871. Mais il doit s’agir d’une erreur : Courbet ne sera arrêté que le 7 juin. Il faut sans doute lire : 21 juin 1871.
11 Ce désir de mort sera persistant. Durant l’exil du peintre en Suisse, les rumeurs se multiplient sur son état de santé, au point que Courbet juge nécessaire de rassurer sa sœur à ce sujet, lui écrivant, en 1876 : « Ma chère Juliette, je me porte parfaitement bien, jamais de ma vie je ne me suis porté ainsi, malgré que les journaux réactionnaires disent que je suis assisté de cinq médecins, que je suis hydropique, que je reviens à la religion, que je fais mon testament, etc... Tout cela sont les derniers vestiges du napoléonisme, c'est le Figaro et les journaux cléricaux. »
12 De manière générale, le retour à l’ordre qui suit la Commune s’exprima, du point de vue artistique, par un retour à l’académisme et un regain d’hostilité envers les peintres les plus « modernes ».
13 A la même époque, vers 1873-1874, Camille Pissarro utilise le même type d’images lorsqu’il exécute son Portrait de Paul Cézanne : le peintre d’Aix se tient devant un mur où s’affiche ostensiblement une caricature de Léonce Petit parue dans Le Hanneton du 13 juin 1867 et représentant Courbet un bock de bière à la main. Il s’agit, là aussi, d’un hommage à Courbet, d’une initiative absolument contemporaine et similaire à celle de Manet peignant son Bob bock. Les peintres sont semble-t-il les seuls à soutenir Courbet dans cette histoire…
14 Larry L. Ligo, Op. cit.
15 La ressemblance physique du peintre et de son personnage est frappante. De plus, Manet envoie son Christ au Salon en même temps que L’Olympia. N’anticipe-t-il pas les insultes que provoquera cette toile en se mettant en scène en « Christ insulté »… ?