« Courbet,
c’est mieux que tout. »
Édouard Manet
En
1979, l’historien de l’art américain Theodore Reff faisait le
constat suivant :
« Curieusement,
on ne connaît aujourd’hui que peu de choses des relations
personnelles et artistiques entre Courbet et Manet. »
Ce
constat est toujours valable aujourd’hui.
Dans
son communiqué intitulé Courbet
and Manet1,
Reff résumait à grands traits ce qui était connu de ces relations
entre les deux peintres, explorait quelques nouvelles voies et
suggérait plusieurs pistes d’étude pour en approfondir la
connaissance. Cet état des lieux, établi il n’y a pas loin de
trente ans, ne semble pas avoir depuis suscité de nouvelles
recherches. Or, si l’initiative de Reff était méritoire,
puisqu’elle s’inscrivait dans un domaine « curieusement »
laissé à l’abandon, elle ne se donnait nullement pour ambition
d’épuiser son sujet. Elle semble pourtant avoir satisfait les
chercheurs, peu pressés de lui emboîter le pas, comme si
l’historien de l’art avait fait le tour de la question.
Le
peu d’intérêt souligné par Reff est encore plus évident en
France. Le texte de l’auteur américain fut d’abord une
communication orale, faite en Allemagne et publiée, en anglais, dans
ce pays. Elle fut ensuite reprise sous forme d’article dans la
revue américaine Arts
Magazine2.
Il n’y a à ma connaissance aucune traduction française de ce
texte qui, de plus, reste difficilement trouvable dans les
bibliothèques françaises. Est-ce la raison pour laquelle les pistes
ouvertes par l’historien de l’art américain restent méconnus ?
Ou alors cette absence d’intérêt tient-elle aux préjugés qui
pèsent sur le sujet ?
Une
des raisons pour lesquelles les rapports de Manet et Courbet ne
suscitent guère d’intérêt c’est en effet qu’on pense avoir
tout dit sur la question en ressassant quelques mots de l’un ou
l’autre peintre. Ainsi, Eric Darragon, dans sa biographie de Manet
qui fait autorité, élude rapidement le problème d’éventuelles
influences artistiques entre les deux peintres en citant les propos
de Manet concernant son aîné, rapportés par Antonin Proust :
« Ce
n’est pas encore ça. C’est trop noir. »
Le
problème est que cette citation, abondamment utilisée telle quelle,
est tronquée. Manet dit :
« Oui,
c'est très bien, l'Enterrement
[à Ornans].
On ne saurait dire assez que c'est très bien parce que c’est mieux
que tout. Mais, entre nous, ce n'est pas encore ça. C'est trop
noir. »
N’est-ce
pas avant tout un éloge qu’il faut entendre quand Manet affirme
que Courbet, « c’est mieux que tout » ? La suite
de la phrase, « ce n’est pas encore ça. C’est trop noir »,
venant simplement souligner que Manet entend, lui, aller plus loin.
Plus
généralement, de nombreux historiens de l’art aujourd’hui,
insistant sur la « modernité » de Manet, semblent
vouloir à tout prix le faire sortir de rien, comme si pour être
moderne il fallait s’interdire de regarder en arrière.
Manet ne fut pas le seul dans ce cas. Cézanne,
« père de la modernité » (sic), a fait les frais d’une
même croyance au progrès, et ce de son vivant même. Ce qui suscita
cette réaction de Pissarro : « Ils [les critiques] ne se
doutent pas que Cézanne a subi des influences comme nous tous et que
cela en somme ne retire rien de ses qualités ; ils ne savent
pas que Cézanne a subi d’abord l’influence de Delacroix,
Courbet, Manet et même Legros, comme nous tous ; il a subi mon
influence et moi la sienne. Tu te rappelles les sorties de Zola et
Béliard à ce propos ; ils croyaient qu’on inventait la
peinture de toute pièce et que l’on était original quand on ne
ressemblait à personnes. […] Sont-ils assez niais !… »
Faut-il
être niais pour imaginer qu’un jeune peintre dans les années 1860
puisse se passer de la leçon des plus grands peintres de la
génération précédente. Et donc se passer de Courbet, puisque
Courbet, « c’est mieux que tout ».
Manet
fut évidemment très sensible à l’art de ses plus grands
prédécesseurs. C’est bien ce que s’attache à rappeler Théodore
Duret, qui fut l’ami et le biographe de Manet, lorsqu’il écrit :
« [Manet]
n'avait jamais connu la révolte contre les règles et les maîtres,
personne n'admirait plus que lui Ingres, Delacroix, Courbet. »
Il
est donc bien question d’admiration, et non comme on le présuppose
trop souvent d’un quelconque dénigrement. Et c’est cette
admiration qu’il convient ici, à la suite de Theodore Reff,
d’analyser. Elle se fait d’abord sentir par l’influence que put
avoir Courbet et son œuvre sur Manet.
L’art de la guerre
L’exemple
de Courbet fut essentiel pour Manet. Artistiquement, certes, mais
également stratégiquement. Car exposer l’œuvre qui est la sienne
en ce milieu du xixe
siècle, époque marquée par un académisme et un contrôle
rigoureux en matière d’art, n’est pas chose aisée. Il s’agit
d’abord de trouver le moyen de montrer son œuvre et,
éventuellement, d’entrer dans ce que Cézanne, résumant la
situation en une seule expression, appelait « le salon de
Bouguereau ». A ce titre, Manet saura tirer profit de
l’expérience de son aîné.
En
1859, Manet soumet son premier tableau au jury du Salon : Le
buveur d’absinthe. Le
tableau est refusé.
Le
peintre déclare alors :
« On
ne comprend pas. On comprendra peut être mieux si je fais un
type espagnol. »
Suivant
cette idée, il exécute Le
guitarrero, qui est accepté
au Salon de 1861, et vaut à Manet une « mention honorable ».
Manet, peignant son Guitarrero,
espérait sans doute profiter de l’attrait pour l’Espagne et les
sujets hispanisant. Mais il suivait également les pas de son aîné :
Courbet, dix-sept ans auparavant, faisait son entrée au Salon grâce
à un Guitarrero.
En
1855, Gustave Courbet décidait de contourner le jury du Salon en
exposant lui-même ses toiles dans un pavillon construit à cet
effet. Il devait renouveler l’expérience en 1867. Cette même
année, deux ans après le scandale de L’Olympia et un an après le
rejet du Salon de ses envois, Manet prenait la même initiative.
Suivant l’exemple de Courbet, et toujours pour faire face à
l’hostilité du jury (de la critique, du public), il décidait de
ne pas exposer au Salon, mais de montrer ses œuvres directement au
public en faisant construire, pour cela, son propre pavillon
d’exposition.
Manet
chef de fil de ceux que l’on appelait alors « les
Intransigeants » se trouvait, au milieu des années 1860, dans
une situation très similaire à celle où, au milieu de la décennie
précédente, se trouvait Courbet, chef de fil des « réalistes ».
Même hostilité générale, même déchaînement de haine et
d’injures, même refus de voir une œuvre, même censure.
Aussi
n’est-il pas étonnant de voir Manet s’inspirer des moyens mis en
place, avec succès, par son aîné pour faire face à cette
hostilité et briser les barrières de l’art officiel.
Dès
lors, il faut se demander comment Manet a pu connaître, au point de
se l’approprier, l’exemple de Courbet en matière de stratégie
de communication XXXX. Et plus généralement quelles purent avoir
été les relations directes qui unirent les deux peintres.
La
vie sociale de Courbet était assez bruyamment mise en avant par
l’artiste lui-même pour que Manet ait pu, dès ses premières
tentatives pour exposer, en connaître les grandes lignes. Mais
l’auteur du Déjeuner sur
l’herbe ne pouvait-il pas
connaître celui de L’enterrement
personnellement, ou du
moins fréquenter les mêmes personnes que lui, qui auraient pu
l’informer sur le peintre d’Ornans ?
On
tient généralement pour acquis que Courbet et Manet ne se sont pas
rencontrés. Qu’ils se soient fréquentés semble inconcevable aux
historiens qui répètent que les deux peintres n’étaient pas du
même milieu social. Le fils d’un agriculteur du Doubs pouvait-il
fréquenter celui d’un magistrat parisien ? Le grand bourgeois
Manet eut-il pu partager la table du petit propriétaire Courbet ?
Mais ces a priori
de classes sont ceux des commentateurs. Il n’est pas sûr qu’ils
soient partagés par les deux peintres.
Pas
du même milieu, Courbet et Manet ? Mais si : celui des
artistes.
Theodore
Reff rappelle avec raison que, si rien ne prouve que Manet et Courbet
se soient rencontrés, les occasions ne manquèrent pas. Et notamment
au travers de nombreux amis communs.
On
peut, parmi ces amis partagés, citer les peintres Diaz, Daubigny et
Monet, les écrivains Champfleury et Baudelaire. D’autres noms
méritent d’être soulignés, parce qu’ils semblent oubliés
voire inconnus des biographes et historiens mais témoignent pourtant
d’autres ramifications dans ces liens sociaux ou amicaux qui purent
rapprocher les deux peintres.
Il
y a déjà Henry Murger, l’auteur des Scènes
de la vie de bohème, qui
fut le compagnon de Courbet, et de Baudelaire, durant les années de
bohème. C’est Murger qui mettra Manet en garde contre la
« froideur » de Delacroix lorsque le jeune peintre
décidera d’aller demander la permission de copier La
barque de Dante. Donc au
plus tard en 1859, date de la copie, sans doute lors d’un séjour
de Manet à Marlotte, où s’était retiré Murger, et où se
retrouvaient de nombreux peintres.
Le
photographe Etienne Carjat faisait également partie de la bohème
que fréquentèrent Courbet, Baudelaire et Murger. Carjat réalisa
plusieurs portraits de Courbet. Le premier date de 1862 et, en 1870,
il lui demande encore de venir poser : « Apporte ta tête
pour mon objectif. Fais un effort. Il me reste une bouteille de vieux
Pommard premier choix. » Les deux hommes se côtoient durant le
siège de Paris et depuis son exil en Suisse, Courbet évoque
régulièrement « l’ami Carjat ».
Manet
connaissait également Carjat. Il existe un portrait photographique
du peintre et un autre de sa mère, par Carjat, qui doivent dater du
début des années 1860.
Le
photographe semble avoir été assez proche de Manet puisque, en
1863, c’est à lui que Baudelaire fait part de son étonnement
lorsqu’il apprend que le peintre part pour la Hollande où il doit
se marier.
En
1862, la revue dirigée par Carjat, Le
Boulevard, accueille un
article de Baudelaire, « Peintres et aquafortistes ». Le
poète y fait l’éloge de « deux artistes, jeunes
encore, [qui se sont] manifestés avec une vigueur peu commune » :
Legros et Manet. En ouverture de son article, Baudelaire suggère que
ces deux artistes suivent une voie ouverte par Courbet : « Il
faut rendre à Courbet cette justice, qu’il n’a pas peu contribué
à rétablir le goût de la simplicité et de la franchise, et
l’amour désintéressé, absolu, de la peinture. »
Une
autre relation put faire le lien entre Manet et Courbet : Henri
d’Ideville. Ideville était un ami de collège de Manet. Devenu
diplomate, il s’intéressa à la peinture de Courbet et rencontra
le peintre à plusieurs reprises jusqu’en 1866. En 1876, Ideville
écrivait un article sur le maître d’Ornans, article semble-t-il
apprécié par Courbet. Deux ans plus tard, il publiait Gustave
Courbet : notes et documents sur sa vie et son œuvre.
Ideville
demanda à son « vieux camarade de collège » d’illustrer
son ouvrage : le livre s’ouvre sur un dessin de Manet
représentant Courbet à la
pipe, d’après une
photographie de Carjat.
Dans
ce livre, Ideville note ce qu’il en est de l’héritage de Courbet
pour la jeune génération, et n’oublie pas Manet :
« Courbet est resté en deça du mouvement
provoqué par M. Manet, mais comme il a préparé les voies ! Il
a été le précurseur de l’école naturaliste, et la postérité
verra en lui son apôtre ou son tribun le plus éloquent, le mieux
inspiré. »
Enfin,
il faut noter que Courbet et Manet prirent part à l’initiative
visant à réformer le mode de sélection des œuvres exposées au
Salon. Lancée en 1870 par le peintre Jules de la Rochenoire,
celle-ci visait à établir une nouvelle liste de jurés pour cette
sélection, qui devait être soumise au vote des artistes électeurs
en concurrence avec la liste officielle. Sur la liste de Rochenoire,
soutenue énergiquement par Manet, figurait, entre autres, Courbet.
Du dialogue considéré comme un des beaux-arts
Rien
donc, si l’on s’en tient à la rigueur scientifique de la preuve
matérielle, ne vient confirmer l’hypothèse d’une rencontre,
voire d’une relation suivie, entre Courbet et Manet. Les
possibilités de tels liens furent pourtant là, et plus nombreuses
que la littérature en vigueur sur le sujet veut bien le faire
croire.
Si
malgré tout Manet et Courbet ne se côtoient pas, ils dialoguent
abondamment. Toute la décennie 1860 semble en effet marquée par un
échange fructueux, une joute amusée et une concurrence respectueuse
entre les deux peintres.
Theodore
Reff a noté les principaux éléments qui témoignent, chez Courbet
et Manet, d’un goût commun, d’une influence réciproque ou d’un
dialogue par toiles interposées. Il souligne avant tout l’intérêt
commun pour « certains aspects de la vie moderne, vers
lesquelles des considérations tant artistiques que sociales les
attirent » : danseurs espagnols, figures populaires
variées, chasseurs, pique-niqueurs, baigneuses…Ces sujets que l’on
retrouve dans l’œuvre des deux peintres témoignent aussi
d’influences partagées des maîtres anciens. Le
peloton d’exécution
dessiné par Courbet dans un carnet de dessin conservé au Louvre
illustre l’intérêt porté par l’artiste aux bouleversements
politiques autant qu’il témoigne de l’influence de l’œuvre de
Goya (Tres de mayo) ;
L’Exécution de Maximilien
de Manet montre les mêmes centres d’intérêts et les mêmes
influences. Les deux peintres partageaient également une admiration
pour Vélasquez, Frans Hals ou les peintres vénitiens. On sait ce
que doivent à Titien tant le Nu
couché de Courbet que
l’Olympia
de Manet.
Parmi
tous les points mis en lumière par Reff, trois nous semblent
particulièrement parlants : l’influence de l’œuvre de
Courbet sur le jeune Manet dont témoignent plusieurs reprises par ce
dernier d’éléments figurant dans l’Atelier ;
l’entreprise de déconstruction des canons de la peinture, et
notamment de la perspective, à laquelle s’attachent les deux
artistes ; enfin, le dialogue par toiles interposées qui
s’installe entre les deux peintres dans les années 1860.
Courbet
expose son Atelier
au salon de 1855. Manet suit alors les cours du peintre Thomas
Couture. Il exprime déjà son rejet de l’académisme – à ce
sujet, ses démêlées avec Couture sont régulières – et se
tourne vers d’autres peintres. On sait qu’à cette époque, Manet
rendit visite à Delacroix. Il semble bien qu’il se soit également
tourné vers Courbet. Plusieurs auteurs ont montré que la nature
morte Guitare et chapeau
(Avignon, 1862) et la gravure qui en découle et devait servir de
frontispice à un recueil de ses eaux-fortes, reprend le motif
visible au sol dans l’Atelier
de Courbet (guitare, chapeau, dague et masque).
Par
ailleurs, une des toiles les plus importantes du jeune Manet, Le
vieux musicien (1862), peut
notamment se lire comme un résumé des influences du peintre. Y sont
« présents » Vélasquez, Goya, Watteau et Courbet. La
composition semble effectivement dériver des Ivrognes
de Vélasquez, à travers la gravure qu’en fit Goya ; le jeune
garçon vêtu de blanc évoque, lui, le Gilles
de Watteau ; quant à la figure de droite, coupée par le bord
du tableau, elle semble empruntée à celle qui se trouve à
l’extrême gauche de l’Atelier,
de Courbet. Cette figure a été rapproché du personnage du Juif
errant, figure de la marginalité à laquelle tant Manet que Courbet
peuvent s’être identifiés. Manet va plus loin dans l’emprunt à
Courbet, puisqu’il semble bien que la place de la figure centrale
du vieux musicien reprenne celle que Courbet lui-même s’attribue
dans son Atelier ;
et on peut penser, comme l’a suggéré George Mauner3,
que Manet s’identifie au violoniste du centre de la composition. Le
musicien Manet4
revendique ainsi la place occupée par Courbet comme artiste bohémien
et marginal (il est déjà à cette époque sujet des pires attaques
de la critique et du public), convoquant à lui les plus grands
peintres (Vélasquez, Watteau, mais aussi Courbet) dans une toile qui
consonne avec le tableau-manifeste de son aîné.
Une
autre toile de Courbet pourrait avoir joué un rôle déterminant
pour Manet. Les demoiselles
du village ont été
exposées au Salon de 1852. Le tableau fut l’objet des critiques
les plus acerbes. On reprochait notamment au peintre de n’avoir pas
su respecter les lois de la perspective : le groupe de vaches
est à la fois trop grand et trop éloigné des demoiselles. On a mis
et on met encore cette entorse aux canons de la peinture sur le
compte de l’incompétence du peintre.
Manet
essuiera les mêmes critiques en exposant, en 1863, son Déjeuner
sur l’herbe. La femme les
pieds dans l’eau à l’arrière-plan semble démesurément grande
par rapport à son éloignement du groupe de personnages au premier
plan.
Reff a montré que ces deux toiles pourraient
s’inspirer d’une même gravure, un Jugement de Pâris
attribué à Jan Miel5.
Surtout, il note avec justesse que, dans un cas comme dans l’autre,
cette « erreur » d’échelle n’existe pas dans les
toiles préparatoires, qu’elle est donc tout à fait volontaire.
Dans ce cas, on ne peut manquer de croire que Manet a trouvé chez
son aîné la légitimation de son propre travail de « mise à
plat » de la peinture et de ses règles.
Courbet a-t-il lui-même relevé ce que son cadet
lui devait ? Quoi qu’il en soit, peu de temps après les
débuts de Manet au Salon, un « dialogue » va s’installer
entre les deux peintres. Un dialogue qui va commencer par quelques
piques.
On
connaît la phrase de Courbet devant l’Olympia :
« C’est
plat, ce n’est pas modelé ; on dirait une dame de pique d’un
jeu de carte sortant de son bain. »
Ce à
quoi, restant dans le domaine du jeu, Manet répliqua :
« Courbet
nous embête à la fin avec ses modelés ; son idéal, à lui,
c’est une bille de billard ! »
Comme
l’a montré Theodore Reff, la discussion va se poursuivre en
peinture. La Femme au
perroquet de Courbet, de
1866, peut être vue comme une réplique à l’auteur de l’Olympia,
une leçon de l’aîné au plus jeune sur ce à quoi devait
ressembler un nu féminin réellement sensuel.
Et
là encore, Manet accepta le débat, puisqu’on peut penser que sa
propre Femme au perroquet,
également de 1866, est, à son tour, une réponse à Courbet,
l’érotisme affiché du second ayant cédé la place à la
sensualité raffinée du premier.
Ceci n’est pas une pipe
Dans
un sens, le public de l’époque ne s’y est pas trompé, qui
assimilait volontiers les deux peintres, les liait par sa propre
haine qu’il portait à l’un comme à l’autre. Car c’est là
encore un point commun entre Courbet et Manet : d’être les
deux artistes du xixe
siècle les plus maltraités, les plus vilipendés par la critique et
le public.
Cette
expérience commune de la haine du public ne cessera jamais de leur
vivant. Pour l’un comme pour l’autre, elle se prolonge au-delà
des changements politiques (du Second Empire à la Troisième
République), ce qui les poussera à faire le même constat sur les
goûts artistiques du nouveau régime.
Courbet jugera ainsi que la République « n’est
pas le gouvernement le plus favorable aux artistes… »
Et Manet : « C’est curieux comme les
républicains sont réactionnaires quand ils parlent d’art. »
Courbet, effectivement, savait de quoi il
parlait : les attaques déjà anciennes vont s’accentuer avec
le temps. Surtout, elles ne vont plus tant viser l’oeuvre, mais
l’homme.
Ainsi,
en 1865, à propos des Baigneuses,
une des toiles les plus décriées du peintre, Proudhon écrivait :
« Oui voilà bien cette bourgeoisie charnue et cossue, déformée
par la graisse et le luxe, en qui la mollesse et la masse étouffent
l’idéal, et prédestinent à mourir de poltronnerie, quand ce
n’est pas de gras fondu ; la voilà telle que se sottise et sa
cuisine nous la forment. »6
Quelques
années plus tard, de telles réactions puritaines ne s’attachent
plus aux tableaux mais au peintre lui-même. Alexandre Dumas fils
écrit :
« De
quel accouplement fabuleux d’une limace et d’un paon, de quelle
antithèse génésiaque, de quel suintement sébacé peut avoir été
généré, par exemple, cette chose qu’on appelle M. Gustave
Courbet ? Sous quelle cloche, à l’aide de quel fumier, par
suite de quelle mixture de vin, de bière, de mucus corrosif et
d’œdème flatulent a pu pousser cette courge sonore, cette
incarnation du Moi imbécile et impuissant ? »7
Il
n’y a guère de différence entre le texte de Proudhon et celui de
Dumas. Dans un cas comme dans l’autre, c’est le « trop
personnel » de Courbet dont parle Marcelin Pleynet8,
la trop grande présence physique de l’auteur de L’origine
du monde dans son œuvre
qui est cause d’un tel ressentiment.
Mais
il est intéressant de noter que désormais ce n’est plus sur
l’œuvre mais sur l’homme que va se cristalliser ce ressentiment.
A partir du milieu des années 1860 en effet, la critique s’acharne
sur le corps de Courbet. Sa corpulence est l’objet de tous les
sarcasmes ; la caricature en fait ses régals.
Deux
attributs sont étroitement liés à cet aspect physique : la
pipe et le bock de bière. Courbet est rarement représenté par les
caricaturistes sans l’un et l’autre. A tel point qu’un tableau
d’un certain Henri Bimar, conservé au musée Fabre de Montpellier
et intitulé Souvenirs de
Gustave Courbet, évoque le
peintre par quelques objets déposés sur un coin de table : un
verre de bière débordant, une pipe, une blague à tabac, des cartes
à jouer, une bouteille… Avec au mur, une caricature de Gill
représentant le peintre, avec bière et pipe. Au sujet de cette mise
en scène, Sylvain Amic, du musée Fabre, note : « La
bière et la pipe sont les attributs habituels du peintre dans les
caricatures publiées après 1867 qui insistent sur l’image d’un
Courbet sale, débraillé, roublard, peignant une truelle à la
main. »
Courbet
est évidemment l’homme à la pipe depuis qu’il s’est présenté
comme tel dans un autoportrait, L’homme
à la pipe, exposé au
salon de 1850-1851.
Son
second attribut, la bière, semble liée, elle, à l’idée de sa
corpulence. A son état surtout : c’est la boisson de la
bohème et des artistes. La bière véhicule donc toute l’horreur
que le bourgeois du xixe
siècle peut éprouver face aux artistes de la bohème.
Dans le cas de Courbet, on peut penser que
l’utilisation d’une telle image par la critique et les
caricaturistes n’est pas, aussi, sans arrière-pensées xénophobes.
La bière est la boisson des Allemands. Or la germanophilie affichée
de Courbet sera ouvertement dénoncée après la Commune. Elle
explique en partie la présence répétée du bock de bière dans les
caricatures représentant Courbet dès avant 1870.
Courbet déboulonné
En
1869, Courbet séjourne à Munich. Les toiles qu’il y expose lui
valent d’être nommé Chevalier de première classe de l’ordre du
mérite de Saint-Michel par le roi de Bavière. De retour, il écrit
à La Rochenoire (4 mars 1870) : « J’arrive de deux pays
où j’ai eu plein succès : la Belgique et la Bavière, là,
les artistes sont indépendants. »
A la
même date, le peintre se voit accordé la Légion d’honneur. Il
refuse cette distinction et écrit au ministre des Beaux-Arts Maurice
Richard (23 juin 1870) :
« Mon sentiment d’artiste ne s’oppose
pas moins à ce que j’accepte une récompense qui m’est octroyée
par la main de l’Etat. L’Etat est incompétent en matière d’art.
Quand il entreprend de récompenser, il usurpe le goût public. Son
intervention est toute moralisante, funeste à l’artiste qu’elle
abuse sur sa propre valeur, funeste à l’art qu’elle enferme dans
des convenances officielles et qu’elle condamne à la plus stérile
médiocrité. »
La lettre fait alors grand bruit. La Grande
encyclopédie (Berthelot), publiée à la fin du xixe
et au début du xxe siècles, écrit encore : « A la
fin de l’Empire, on commençait à lui rendre justice, et le
gouvernement voulut le nommer chevalier de la Légion d’honneur.
Mais Courbet, qui ne voulait pas quitter son attitude d’outrecuidance
révolutionnaire, refusa par une lettre dont l’impertinence est
restée fameuse. »
Décidément,
Courbet refuse de s’assagir ; de plus, il dénigre les
distinctions françaises en affichant celles venues d’Allemagne.
Cette attitude lui coûtera cher.
Car
après la Commune, ce n’est pas tant le déboulonnement de la
colonne Vendôme lui-même que son refus de s’amender et sa
germanophilie qui seront reprochés au peintre.
Ainsi Alfred Darcel laisse entendre, dans un
article publié dans la Gazette des Beaux-Arts en février
1872, « Les musées, les arts et les artistes pendant la
Commune », que Courbet travaille pour l’ennemi : « Cette
décision sauvage [de déboulonner la colonne Vendôme], qui allait
faire abattre sous l’œil de l’ennemi, et pour ainsi dire sous sa
surveillance, l’un des trophées survivants de notre gloire, était
due à l’initiative de M. G. Courbet. »
De
son côté, Francis Wey, quelques années après la Commune, lie une
soi-disant déchéance du peintre au développement des « idées
allemandes » :
« Entouré
de parasites sans valeur qui le grugeaient, qui l’accablaient de
flatteries et l’irritaient contre les autres peintres, le poussant
en même temps dans une politique amère et révoltée, Gustave
devenait plus amer de jour en jour. Il travailla moins, commença à
boire et devint, dès lors, avec de vilains tableaux, l’ancêtre
des impressionnistes. C’est là, aussi, que dans la rue
Hautefeuille, il s’accointa, au cabaret de la mère Andler où
grouillaient des Prussiens politiquement féroces, et que le pauvre
peintre, peu à peu devint imprégné des idées allemandes et
anti-nationales qui douze ans après l’on conduit à préparer le
déboulonnement de la colonne Vendôme. »9
Arrêté
le 7 juin 1871 et poursuivi pour « attentat, excitation et
levée de troupes, usurpation de fonctions et complicités de
destruction de monuments », Courbet allait être condamné, en
septembre, à six mois de prison et 500 francs d’amende (auxquels
s’ajoutent 6850 francs de frais de justice).
Courbet
est libéré en mars 1872. Mais le pouvoir ne le tiendra pas pour
quitte pour autant. Le peintre subit l’acharnement de la justice
qui finira par le condamner, en juin 1874, à payer l’intégralité
des frais de la reconstruction de la colonne Vendôme. Mais les
perquisitions n’attendent pas cette date : dès la fin mai
1871, des tableaux de Courbet son saisis chez Adèle Girard, où le
peintre s’était réfugié, puis c’est le tour de l’atelier de
Courbet, où des saisies ont également lieu. Surtout, à partir de
juin 1873, alors que procès concernant la colonne est toujours en
cours, des oppositions sont pratiqués, tant à Paris que dans le
Doubs. Pourtant, Courbet n’est, in
fine, pas responsable de la
destruction de la colonne Vendôme. Rappelons quelques faits.
Courbet
est à Paris quand la Commune est décrétée, en mars 1871. Dès
avril, est créée la Fédération des artistes de Paris, dont
Courbet est élu président. Mais le peintre entre au Conseil de la
Commune que le 16 avril. Or, le décret ordonnant la démolition de
la colonne a été voté le 12 avril, soit quatre jours avant
l’entrée du peintre dans l’instance décisionnelle. La
démolition du monument, le 16 mai, ne peut donc lui être imputée.
Courbet
n’en sera pas moins considéré comme le principal responsable de
cette démolition, et avant tout par la rumeur populaire, sur
laquelle se basera largement l’accusation. Frédérique Desbiussons
note ainsi :
« Ne
retenant que le plus improbable des chefs d’accusation, le jugement
du Conseil de guerre prend tout son sens dès que l’on remarque
qu’il s’appuie sur les représentations satiriques [œuvres de
caricaturistes comme de vaudevillistes] attribuant systématiquement
au peintre la destruction du monument. »
En
plus des attaques de la justice, Courbet doit subir celles des
milieux artistiques.
Peu
après sa libération, en mars 1872, Courbet expose une trentaine de
ses œuvres à la galerie Durand-Ruel, rue Le Peletier. Il envisage
également d’organiser une exposition permanente de ses œuvres à
Paris, mais le préfet de police ne lui fournit pas l’autorisation
nécessaire.
Cette
première entrave faite au peintre ouvre les hostilités. Désormais,
Courbet est persona non
grata dans toutes les
expositions officielles.
Le
peintre envoie deux tableaux pour le Salon de 1872 : Pommes
rouges sur une table de jardin
et Femme nue vue de dos
(ou La Dame de Munich,
peinte dans cette ville en 1869). Ses deux envois sont refusés par
le jury du Salon.
Ce
refus est le résultat d’une cabale menée par le peintre pompier
Meissonier. De fait celui-ci déclare alors : « Courbet doit
être exclu des expositions. Il faut que désormais, il soit mort
pour nous. »
L’hostilité
de Meissonier pour Courbet n’avait pas attendu la chute de la
colonne Vendôme. Ayant appris par les journaux que Courbet, ce
« monstre de fierté », ce « fou », a été
élu président de la Fédération des artistes et qu’à ce titre,
il doit gérer les musées et superviser l’organisations des
expositions, il marque, dans une lettre d’avril 1871, son refus
d’être représenté par un artiste « ayant commis des œuvres
qui mériteraient pour le moins son envoi devant la police
correctionnelle pour outrage à la décence. »
Peu
après, Meissonier laisse exploser sa haine. Il écrit :
« Pouah ! et ils ne veulent pas mettre Rochefort à mort,
pas plus qu’Erostratus Courbet. Si au moins ils lui infligeaient
une torture de mon invention. L’enchaîner à la colonne avec
obligation de copier (j’assurerai le rôle de juge de la copie) les
affreux bas-reliefs [un mot illisible] qui l’ornent, en ayant
toujours devant lui, mais hors de portée, des bocks de bière et des
pipes. »10
Aussi
délirante soit-elle, la réaction de Meissonier ne doit pas étonner
plus que ça. La position du peintre semble faire alors la
quasi-unanimité parmi les artistes et les représentants de l’Etat.
Des membres du jury de 1872, seuls Robert Fleury et Eugène Fromentin
tentent de faire accepter Courbet.
Qui
plus est, le rejet de Courbet se confirme lorsque le comité chargé
de la section d’art français à l’Exposition universelle de
Vienne (qui doit avoir lieu en 1873) refuse la participation du
peintre d’Ornans.
Fin
1872, la mise à mort souhaitée par Meissonier11
semble effective. Interdit d’exposition, Courbet sera bientôt
définitivement banni du pays. Le nouveau gouvernement, décidément
« peu favorable aux artistes » va s’acharner sur son
sort et le contraindre à s’exiler en Suisse. En mai 1873, sous la
présidence de Mac Mahon, l’Assemblée nationale adopte le projet
de reconstruction de la colonne Vendôme (dont le coût est estimé à
plus de 320 000 francs) et, en juin, le ministre des Finances ordonne
la séquestration de tous les biens du peintre. Le 20 juillet,
Courbet écrit : « Le moment du départ est arrivé ;
les tribulations s’avancent, et vont finir par l’exil. Si le
Tribunal, comme tout le fait croire, me condamne à 250.000 francs,
c’est une manière d’en finir avec moi. » Quatre jours plus
tard, Courbet part pour la Suisse, sans attendre le jugement qui le
condamnera, en juin 1874, à payer l’intégralité de la
reconstruction de la colonne Vendôme.
Hommage au maître
Peu
de voix s’élèvent alors pour protester contre cet ostracisme.
Manet
pourtant ne peut y être indifférent. D’abord parce qu’il
partage avec Courbet le palmarès des peintres les plus injuriés et
les plus injustement repoussés. Ensuite parce qu’il se trouve
alors dans une situation voisine de celle de son aîné12.
Depuis
l’exposition du Déjeuner
sur l’herbe, en 1863,
Manet est la proie des pires critiques et injures. Mais il semble que
l’hostilité reprenne de la vigueur après la Commune. Ce regain de
haine se concrétisera en 1876, avec le rejet du Salon des envois de
Manet, L’Artiste
(Portrait de Marcellin
Desboutin) et Le
Linge, alors que
le peintre était accepté
chaque année depuis 1868. Les circonstances de ce rejet prouve que
l’hostilité couvait depuis longtemps.
En effet, s’il semble qu’une fois de plus
Meissonier fut à l’origine de ce rejet, un article de l’époque
laisse entendre qu’il fut le résultat d’un hostilité ancienne
et collective :
« L’un des membres du jury s’est écrié,
quand on a passé à l’examen des tableaux de Manet : “Il
n’en faut plus. Nous avons donné dix ans à M. Manet pour
s’amender ; il ne s’amende pas ; il s’enfonce au
contraire ! Refusé !” – “Refusons-le ! Qu’il
reste seul avec ses tableaux !” s’écrient les autres jurés.
Seuls, deux peintres essayèrent de défendre le père du Bon
Bock.” »
Confronté
à la même haine et aux mêmes méthodes que son aîné, Manet
n’a-t-il pas senti venir et en quelque sorte anticipée ce rejet en
liant, dès 1873, son sort à celui de Courbet ?
Car
en effet, que se passe-t-il cette année-là, en 1873, l’année qui
suit « l’expulsion » de Courbet des Salons ?
En
1873, Manet présente Le Bon
Bock au Salon.
Il
s’agit du portrait d’un homme barbu, corpulent, manifestement bon
vivant, heureux de vivre, royalement serein qui, assis de face,
regarde le public comme insensible au regard du spectateur. Il fume
la pipe et tient dans sa main un bock de bière. Il est comme
imperméable au monde extérieur, tout entièrement tourné vers son
bonheur. Bonheur qui, faut-il le rappeler, est né de la main d’un
peintre. On pourrait dire que la peinture fait son bonheur.
L’homme du Bon Bock porte un habit noir,
un bonnet de loutre noir et se détache sur un fond noir. Rappelons
nous la phrase de Manet : « Courbet, c’est trop noir. »
Manet
place son Bon bock sous
les auspices d’un peintre qu’il admire : Frans Hals ;
un peintre, donc, qui le rapproche de Courbet dans une admiration
commune : Courbet n’a jamais caché son goût pour la peinture
de Frans Hals et a notamment copié le fameux tableau du maître de
Haarlem Malle Babbe :
sorte de sorcière des tavernes tenant dans sa main un bock de bière…
Avec
ce tableau, Manet connut un succès public sans précédent. Même
les critiques les plus habituellement hostiles saluèrent Le
Bon bock. Selon eux, Manet
aurait adouci sa manière : « il a renoncé à l’effet
violent et tapageur pour rechercher une harmonie plus agréable. »
On peut partager ce jugement, ou non : on peut trouver tout aussi
agréables les harmonies noires et roses que Baudelaire décèle dans
Lola de Valence
et Georges Bataille dans L’Olympia.
D’autant plus que le succès du Bon
bock semble devoir beaucoup
au contexte politique. Paradoxalement, la bière qui, attachée à
Courbet, témoignait autant de son statut (méprisable) d’artiste
bohème que de la germanophilie (condamnable) du peintre, fut, dans
le tableau de Manet, saluée comme un clin d’œil au frère des
provinces perdues. Pour le public de 1873, le buveur du Bon
bock est un Alsacien venu
laver l’affront de la défaite…
Un graveur du nom d’Emile Bellot (parfois
orthographié Belot) posa, au café Guerbois et à d’innombrables
reprises (selon Tabarant), pour Le Bon bock. Et sans doute
Manet ou ses proches firent-ils circuler cette information, car le
tableau fut, malgré son titre qui pourrait l’apparenter à une
scène de genre, immédiatement qualifié de portrait. C’est
aujourd’hui encore ainsi que l’on présente cette œuvre.
Le musée d’Orsay possède un portrait
photographique d’un certain « L. Bellot, graveur et
dessinateur » par Etienne Carjat. Il s’agit manifestement de
l’homme qui a posé pour Le Bon bock. Le ressemblance du
haut du visage est notable. Mais sur la photographie, Bellot porte le
bouc et n’a pas la barbe fournie du buveur de Manet. Surtout, il
est manifestement bien plus mince que la figure du tableau. La
critique de l’époque note d’ailleurs la ressemblance « pataude »
avec le modèle. Théophile Silvestre écrit ainsi : « Le
Bon Bock est, à beaucoup près, le meilleur des tableaux de M.
Manet. C’est un portrait. Nous en avons maintes fois aperçu
l’original en chapeau de paille. Ce portrait est ressemblant, mais
d’une ressemblance pataude. L’original est un type de rondeur
physique et morale, alourdi, abruti par M. Manet, qui lui a fait un
large et affreux muscle de race batracienne sous le nez. »
Manifestement, Manet, peignant Bellot le bock et la pipe à la main,
ne pensait pas qu’à son modèle.
Et
de fait : Manet, peignant un buveur de bière, ne pouvait pas ne
pas penser à Courbet. L’image du peintre d’Ornans était
étroitement liée à l’embonpoint, au verre de bière et à la
pipe dans ce que l’on pourrait appeler l’imagerie populaire (en
l’occurrence, la caricature, mais aussi la littérature sur
Courbet). Et l’on sait que Manet (c’est un autre point commun
avec Courbet) a beaucoup utilisé ce type d’images, les intégrant,
comme citations, détournements dans sa peinture. Qu’il ait joué
avec les symboles du peintre son aîné apparaît évident. Le
Bon bock est aussi une
représentation de Courbet13.
Car, que le tableau soit un « portrait »
de Bellot ne doit pas nous empêcher d’y voir également autre
chose.
Peu des tableaux de Manet ne se satisfont d’une
lecture univoque. Larry L. Ligo a montré que Le Vieux musicien
devait également se lire comme un portrait allégorique du peintre14.
Et si un modèle nommé Janvier posa pour Jésus insulté par les
soldats, on ne peut, selon moi, éviter d’y voir également un
portrait de Manet lui-même15.
L’Olympia n’est évidemment pas seulement un portrait de
Victorine Meurent, mais aussi une scène de bordel, mais aussi un
clin d’œil à Titien. Tout comme La Dame aux éventails ne
se réduit pas à un portrait de Nina de Callias, mais représente
une demi-mondaine sur son divan (une grue orne le mur du fond) et est
présenté par le peintre – clin d’œil, cette fois, à Fragonard
– comme une « figure de fantaisie ». Il en va de même
du Bon bock qui est une scène de taverne, un portrait de
Bellot et, aussi, si ce n’est avant tout, un hommage à
Courbet.
Manet semble fondre l’image du peintre d’Ornans
dans celle du graveur Bellot. Le personnage du tableau n’est
d’ailleurs pas sans évoquer un autre portrait photographique de
Courbet par Carjat présentant le peintre assis, obèse, barbu et
chevelu, une pipe à la main.
Peu de temps après avoir exposé Le Bon bock,
Manet peindra un bock de bière sur sa palette de couleurs, comme
pour nous rappeler qu’il est bien question de peintre et de
peinture…
Ainsi Manet offre-t-il à Courbet, banni, exilé
en Suisse, sa dernière entrée au Salon. Grâce à lui, le peintre
d’Ornans force une fois encore les portes de l’Académie à
l’insu du public et malgré son hostilité. Dernier et magnifique
hommage.
Mais ce n’est pas Courbet en personne qui
s’expose ainsi. C’est la peinture qui le représente. Et c’est
bien là le message de Manet, adressé à l’aîné qu’il admire
autant qu’au public qui les méprise tous deux : vous avez
beau gesticuler, nous injurier, nous chasser même. Qu’importe :
la peinture restera !
On connaît le mot de Poulet-Malassis, l’éditeur,
entre autres, de Baudelaire. Jouant sur le sens latin du mot
« manet », il prévenait : « Manet et
manebit » « Il reste et il restera ».
Avec son tableau, Manet ne fait pas autre chose :
il clame haut et fort, démonstration à l’appui (puisque le
tableau force les portes du Salon) : « Courbet manebit »
« Courbet restera »
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1
Theodore Reff, « Courbet and Manet », in Malerei
und Theorie : das Courbet Colloquium,
1979, Städtische Galerie im Städtelschen Kunstinstitut Frankfurt,
1980.
3
George Mauner, Manet,
Peintre-philosophe,
University Park, 1975. Sur le Vieux musicien comme autoportrait
allégorique, voir également Larry L. Ligo, « Manet Le
Vieux musicien :
an Artistic Manifesto Acknowledging the Influence of Baudelaire and
Photography upon his Work », Gazette
des Beaux-Arts,
n° 1427, décembre 1987.
4
La même année, Manet peint Musique
aux Tuileries.
Il vit déjà avec Suzanne Leenhoff, qui est pianiste.
5
Dans cette gravure (vers 1660, Museo Villa d’Este, Tivoli), on
retrouve à la fois le groupe de trois personnages assis et emprunté
à Raphaël dont se sert Manet pour son Déjeuner,
mais aussi les trois déesses du jugement, ainsi que deux vaches,
dont semble s’être inspiré Courbet pour ses Demoiselles.
7
Alexandre Dumas, Une
lettre sur les choses du jour,
Paris, Michel Lévy, 1871, p. 16, cité par Bertrand Tillier,
« Courbet, Commune, colonne : le peintre déboulonné par
la caricature », in Courbet
et la Commune,
cat. d’exp., Paris musée d’Orsay, 13 mars – 11 juin 200, RMN,
2000.
9
Francis Wey, Mémoires,
texte écrit entre 1872 et 1882, resté inédit jusqu’en 2008,
cité par Frédérique Desbuissons, « Le Citoyen Courbet »,
in Courbet
et la Commune,
Exposition, Musée d’Orsay, 2000. A propos du texte de Wey,
Desbuissons note avec justesse : « Il s’agit de l’une
des premières attaques de l’art moderne en termes nationalistes
et xénophobes tels que notre siècle [le xxe]
les développera à l’envi. »
10
Cette lettre, issue des archives des descendants de Meissonier est
citée, en anglais, par Constance Cain Hungerford, dans Ernest
Meissonier, Master in His Genre.
A ma connaissance, elle n’a jamais été éditée en français.
J’ai donc dû retraduire le texte vers le français… Hungerford
date la lettre du 21 mai 1871. Mais il doit s’agir d’une
erreur : Courbet ne sera arrêté que le 7 juin. Il faut sans
doute lire : 21 juin 1871.
11
Ce désir de mort sera persistant. Durant l’exil du peintre en
Suisse, les rumeurs se multiplient sur son état de santé, au point
que Courbet juge nécessaire de rassurer sa sœur à ce sujet, lui
écrivant, en 1876 : « Ma chère Juliette, je me porte
parfaitement bien, jamais de ma vie je ne me suis porté ainsi,
malgré que les journaux réactionnaires disent que je suis assisté
de cinq médecins, que je suis hydropique, que je reviens à la
religion, que je fais mon testament, etc... Tout cela sont les
derniers vestiges du napoléonisme, c'est le Figaro
et les journaux cléricaux. »
12
De manière générale, le retour à l’ordre qui suit la Commune
s’exprima, du point de vue artistique, par un retour à
l’académisme et un regain d’hostilité envers les peintres les
plus « modernes ».
13
A la même époque, vers 1873-1874, Camille Pissarro utilise le même
type d’images lorsqu’il exécute son Portrait
de Paul Cézanne :
le peintre d’Aix se tient devant un mur où s’affiche
ostensiblement une caricature de Léonce Petit parue dans Le
Hanneton
du 13 juin 1867 et représentant Courbet un bock de bière à la
main. Il s’agit, là aussi, d’un hommage à Courbet, d’une
initiative absolument contemporaine et similaire à celle de Manet
peignant son Bob
bock.
Les peintres sont semble-t-il les seuls à soutenir Courbet dans
cette histoire…
15
La ressemblance physique du peintre et de son personnage est
frappante. De plus, Manet envoie son Christ au Salon en même temps
que L’Olympia.
N’anticipe-t-il pas les insultes que provoquera cette toile en se
mettant en scène en « Christ insulté »… ?